ANECDOTES ET BREVES SUR LE VIN

ANTHOLOGIE

 

BOIRE A TIRE-LA-RIGAULT
(Brève parue en 1834)
Ce proverbe est d'origine normande : Noël Taillepied, dans son Histoire des antiquités et singularités de la ville de Rouen, en donne l'explication suivante. Au XIIIe siècle, l'archevêque Odon Rigault fit présent à la ville de Rouen d'une cloche à laquelle la reconnaissance des habitants ou la vanité du donateur imposa le nom de Rigault.Cette cloche était d'une grandeur et d'une grosseur démesurées ; c'était la première que les habitants de Rouen eussent jamais vue ainsi faite. Il fallait une patience et surtout une force peu communes pour la mouvoir ; et d'après le raisonnement très simple que les sonneurs doivent être d'autant plus altérés que leur peine est plus grande, il devint d'usage de comparer ceux qui buvaient beaucoup aux sonneurs chargés de tirer la Rigault.

LE VIN DE REBRECHIEN
(Anecdote parue au XIXe siècle)
Aux onzième et douzième siècles, les rois de France, ne possédant ni la Champagne, ni la Bourgogne, ne buvaient pas d'autre vin que celui qu'ils recueillaient de leurs vignes. Or, ce qu'ils estimaient surtout, c'était le vin de Rebrechien, terre située près d'Orléans, laquelle était en ce temps-là du domaine royal.
Henri Ier faisait toujours porter de ce vin-là à sa suite, quand il allait à la guerre, afin qu'animé par son feu il courut avec plus de force au combat. Louis le Jeune n'usait pas non plus d'autre vin, comme cela paraît par une lettre aux régents du royaume pendant sa croisade, où il leur recommande de donner soixante muids de don meilleur d'Orléans à Arnoul, évêque de Lisieux, « son très cher ami. ».Philippe-Auguste céda, en 1189, Rebrechien au chapitre de Saint-Martin de Tours.

ORIGINE DU MOT PALETOT
(Anecdote parue en 1841)
Le mot paletot, autrefois paletoc ou paletocq, a exercé plus d'une fois les étymologistes ; il est, dit-on, espagnol d'origine. Huet croit que l'on doit écrire palletoc, parce que ce nom d'habillement vient, dit-il, de palla, sorte de manteau, et de toc, qui, en breton, signifie un chapeau. Toque et toquet auraient donc aussi une origine celtique.Ménage, au lieu d'une étymologie espagnole ou bretonne, trouve que palletot vient d'un mot de basse latinité, palliotum, petit manteau ; mais palliotum n'a peut-être jamais existé que dans l'imagination de Ménage.
Quoi qu'il en soit, le paletocq du Moyen Age était une espèce de casaque à coqueluchon, dont la pointe ressemblait à la tête d'une huppe. Voilà pourquoi Rabelais dit : empaletoqué comme une dupe.On a longtemps appelé paletoquets des gens sans aveu, parce que le paletot servait aux gens de guerre, parmi lesquels se trouvaient alors de fort mauvais sujets.Avant les simples soudoyers, les nobles avaient porté cet uniforme. « Et au-dessoubs de soixante livres, auront brigantines si faire le peuvent, ou paletot, arc et trousse ou jusarme, et cheval selon leur puissance. » (Ordonnance de François II, duc de Bretagne) C'est-à-dire que la dernière classe des gentilshommes n'avait que ce surtout militaire qui devait être fort épais et probablement feutré pour toute armure défensive.
Plus tard, ce fut l'habillement des laquets, et aussi le costume généralement adopté pour les marins ou pêcheurs normands. Il avait conservé le capuchon, et ressemblait au caban des Lévantins. En décrétant que le paletot serait l'uniforme de la marine royale, on en a coupé le jupon, le réduisant à n'être qu'un gilet rond ou une véritable carmagnole. Au XIXe siècle, moins le capuchon, le paletot est devenu un habillement à la mode.

BOURGUIGNONS SALÉS
(Brève parue en 1834)
Cette qualification rappelait le triste souvenir d'un échec éprouvé par les Bourguignons dans les guerres du XVe siècle. On sait qu'à cette époque les Bourguignons étaient séparés d'intérêt avec le reste de la France, et qu'ils soutenaient de longues et sanglantes querelles. Dans ces rencontres, où les deux partis obtenaient tour à tour l'avantage, on eut souvent à déplorer de part et d'autre de cruelles représailles.
Les habitants d'Aigues-Mortes ayant vaincu la garnison bourguignonne qui leur avait été imposée de force, la passèrent au fil de l'épée, sans pitié ni remords. Puis, à la vue de tous ces cadavres amoncelés, les habitants, craignant une de ces pestes si terribles et si fréquentes à cette époque, rassemblèrent en monceaux ces restes humains, et les couvrirent de sel. Jean de Serres, dans son Inventaire de l'histoire de France, dit que de son temps on voyait encore la cuve qui avait servi à cette triste opération.

DE QUELQUES USAGES DE LA PAILLE AU MOYEN AGE
(Brève parue en 1834)
Autrefois, quand un chanoine du chapitre de Notre-Dame venait à quitter sa prébende, soit par mort ou par démission, ses draps, son oreiller et son lit de plume appartenaient de droit aux pauvres de l'Hôtel-Dieu ; alors, les planchers des appartements étaient jonchés de paille et de nattes.
On voit en 1208, Philippe-Auguste faire don à l'Hôtel-Dieu de toute la paille de sa chambre et de son palais, lorsqu'il venait à quitter Paris. Les églises étaient également jonchées de paille, mais pendant l'hiver seulement : en été on couvrait le sol de feuilles d'arbre et d'herbes odoriférantes. Comme il n'y avait pas de bancs, ceux des fidèles qui ne prenaient pas la précaution d'apporter leurs sièges avec eux s'asseyaient ou s'agenouillaient à terre.
Il en était de même dans les écoles de Paris, où les jeunes élèves étaient couchés çà et là, pêle-mêle aux pieds des professeurs : et par une singulière et bizarre explication de cet usage, la bulle donnée à cet effet par le pape Urbain V, porte que c'était afin d'inspirer aux écoliers des sentiments d'humilité et de subordination. On sait que la rue du Fouarre, occupée alors par les écoles, ne reçut son nom qu'à cause de la paille ou feurre dont elle était couverte.

UN REPAS SOUS LE REGNE DE LOUIS XIV
(D'après un texte paru en 1847)
Si l'on veut connaître en détail de quelle manière, sous Louis XIV, une maîtresse de maison ordonnait le service de sa table les jours où elle avait des invités, il faut lire les ouvrages spéciaux du temps. Parmi ceux-ci, il en est un, publié en 1655, dont le succès fut immense, écrit par Nicolas de Bonnefons, valet de chambre du roi, et intitulé : Les délices de la campagne, où est enseigné à préparer pour l'usage de la vie tout ce qui croît sur terre et dans les eaux. On y découvre par exemple l'instruction pour une table d'une dimension à peu près égale à celle que représente la gravure reproduite ici.

« La grande mode est de mettre quatre beaux potages dans les quatre coins, et quatre porte-assiettes entre deux, avec quatre salières qui toucheront les bassins des potages en dedans. Sur les porte-assiettes on mettra quatre entrées dans des tourtières à l'italienne ; les assiettes des conviés seront creuses aussi, afin que l'on puisse se représenter du potage, ou s'en servir à soi-même ce que chacun désirera manger, sans prendre cuillerée à cuillerée dans le plat, à cause du dégoût que l'on peut avoir les uns des autres, de la cuiller qui, au sortir de la bouche, puiserait dans le plat sans l'essuyer. » Cette recommandation est assez singulière et prouve que, même dans les grandes maisons, en plein dix-septième siècle, lorsque l'on prenait le repas en famille ou entre amis, tous les conviés puisaient le potage à même la soupière ; en un mot, on mangeait encore à la gamelle.

« Le second service, poursuit notre auteur, sera de quatre fortes pièces dans les coins, soit court-bouillon, la pièce de boeuf, ou du gras rôti, et, sur les assiettes, les salades. Au troisième service, la volaille et le gibier, rôti, sur les assiettes le petit rôti, et ainsi tout le reste. Le milieu de la table sera laissé vide, d'autant que le maître d'hôtel aura peine à y atteindre, à cause de sa largeur ; si l'on veut remplir, on y pourra mettre les melons, les salades différentes, dans un bassin, sur de petites assiettes, pour la facilité de se les présenter, les oranges et citrons, les confitures liquides dans de petites abaisses de massepan, aussi sur des assiettes. » L'instruction pour les repas de cérémonie, les festins, donne une grande idée de la profusion et de la variété des mets en ces occasions. 
Un repas sous Louis XIV.
D'après une gravure de Lepautre 

« A une compagnie de trente personnes de haute condition, et que l'on voudra traiter somptueusement, je suis d'avis que l'on fasse dresser une table d'autant de couverts à la distance l'un de l'autre l'espace d'une chaise, en mettant quatorze d'un côté, une au bout d'en haut et une ou deux au bas ; que la table soit large ; que la nappe traîne jusques à terre de tous côtés ; qu'il y ait plusieurs salières à fourchon et porte-assiettes dans le milieu pour poser des plats volants.

« - Premier service. A l'entrée de table, on servira trente bassins dans lesquels il n'y aura que des potages, hachis et panades ; qu'il y en ait quinze où les chairs paraissent entières, et, aux autres quinze, les hachis sur le pain mitonné ; qu'on les serve alternativement, mettant au haut bout d'un côté un bon potage de santé, et, de l'autre côté, un potage à la Reine fait de quelque hachis de perdrix ou faisan. Après, et dessous le potage de santé ou autre hachis sur les champignons, artichauts ou autres déguisements, et vis-à-vis une bisque. Sous l'autre hachis, un potage garni ; sous la bisque, une jacobine, ou autre, et ainsi alternativement jusques au bas bout, mettant toujours après un fort, un autre faible.

« - Second service. Il sera composé de toutes sortes de ragoûts, fricassées, court-bouillons, venaisons rôties et en pâte, pâtés en croûte feuilletée, tourtes d'entrée, jambons, langues, andouilles, saucisses et boudins, melons et fruits d'entrées... Le maître d'hôtel ne posera jamais un bassin chargé de grosses viandes devant les personnes plus considérables, à cause qu'il leur boucheroit la vue du service, et que cette personne seroit obligée de dépecer pour présenter aux autres.

« - Troisième service. Il sera tout de gros rôti, comme perdrix, faisans, bécasses, ramiers, dindons, poulets, levrauts, lapins, agneaux entiers, et autres semblables ; avec oranges, citrons, olives, et saucières dans le milieu. - Quatrième service. Ce sera le petit rôti, comme bécassines, grives, alouettes, et fritures de toutes sortes, etc. - Cinquième service. Saumons entiers, truites, carpes, brochets, et pâtes de poissons, entremêlés de fricassées de tortues avec les écailles par-dessus, et des écrevisses.

« - Sixième service. Il sera de toutes sortes d'entremets au beurre et au lard, de toutes sortes d'oeufs, tant au jus de gigot qu'à la poêle, et d'autres au sucre, froids et chauds ; avec les gelées de toutes les couleurs et les blanc-mangers, en mettant les artichauts, cardons et céleri au poivre, dans le milieu, sur les salières. - Septième service. Il n'y faudra que des fruits, avec les crèmes et peu de pièces de four. On servira sur les porte-assiettes les amandes et les cerneaux pelés. - Huitième service. L'issue sera composée de toutes sortes de confitures liquides et sèches, de massepans, conserves et glacés, sur les assiettes, les branches de fenouil poudrées de sucre de toutes les couleurs, armées de cure-dents, et les muscadins ou dragées de Verdun dans les petites abaisses de sucre musqué et ambré.

« Le maître d'hôtel donnera ordre que l'on change les assiettes au moins à chaque service, et les serviettes de deux en deux. Pour desservir, il commencera à lever par le bas bout, et à mesure son second lèvera les assiettes, les salières et tout ce qui sera sur table, à la nappe près, finissant par le haut bout, où il donnera à laver, pendant que son second jettera les assiettes.

« J'ai écrit pour les hommes raisonnables, dit l'auteur en terminant, comme sont ceux qui s'ingèrent de la conduite des festins, qui est peut-être un des emplois les plus difficiles à mettre à exécution, de tous ceux auxquels l'homme s'applique, d'autant que l'on dépend de tant de sortes de gens, différents d'esprit et d'humeur, qu'il faut à poinct nommé, et à l'heure précise, que tout se rencontre ainsi que l'on l'a projeté ; et aussi que l'on est à la censure d'autres de plus grande condition, à qui leur peu d'appétit ou leur mauvaise humeur fera blâmer ce qui serait très agréable aux autres (qui, sur leur seul rapport de quelque plat, lequel ne leur semblera pas bon), n'oseront y goûter, crainte d'être obligés d'approuver ce qu'ils improuvent, ou bien de se dégoûter eux-mêmes, si par malheur l'assaisonnement ne se rencontrait pas être à leur goût. ».

HEMISPHERE OCCIDENTAL OU DU NOUVEAU MONDE
par J.-B. Bourguignon d'Anville, en 1761
Le record du tour de la terre est en train de se courir. Des Américains d'une part, des Français de l'autre cherchent, par l'utilisation des transports en commun dont le réseau enserre le globe, à faire le tour de ce globe en le moindre temps possible.

Mais est-ce vraiment ce record, incontestablement le plus grand de tous les records, qui se court en ce moment ? Ces voyageurs, en utilisant ici les voies ferrées, là les paquebots, parcoureront une ligne plus ou moins sinueuse coupant tous les méridiens, mais quand ils reviendront à leur point de départ auront-ils réellement fait le tour du globe, M. Gaston Stiegler par l'Orient, M. Henri Turot par l'Occident ?

A strictement parler non, et la meilleure preuve en est que leur itinéraire par Paris, Le Havre, New-York, San Francisco, Yokohama, Kobé, Chang-Haï, Hong-Kong, Saïgon, Singapore, Colombo, Aden, Suez, Port-Saïd, Alexandrie, Marseille, Paris, ou en sens inverse et par la Sibérie, ne mesure que 36 000 kilomètres en chiffres ronds tandis que le périmètre de la terre en compte 40 000, c'est là la définition même « du mètre » : dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. 
Faire le tour de la terre, dira-t-on, c'est aller toujours vers l'est, ou toujours vers l'ouest, jusqu'à ce que l'on revienne à son point de départ, ou, en langage plus scientifique, c'est parcourir un itinéraire qui coupe tous les méridiens du globe ; or ces recordmen du plus grand des records accomplissent ce programme. Donc, par définition même, ils font le tour de la terre.
Qu'on nous permette une hypothèse. Supposons le pôle abordable et au pôle même une grande ville munie comme Paris d'un chemin de fer de ceinture ; le point précis où passe l'idéal axe de la terre, le pôle en un mot, étant marqué, si l'on veut, par l'obélisque de la Place de la Concorde. Et supposons qu'un voyageur prenne ce chemin de fer de ceinture de la cité polaire et grâce à lui fasse le tour de la ville, il aura constamment marché de l'est à l'ouest, ou inversement, et aura coupé tous les méridiens du globe puisque ceux-ci se réunissent en un rayonnement parfait au pied de l'obélisque centrale. Ce voyageur pourra-t-il prétendre avoir fait le tour de la terre ? Ou encore supposons que notre voyageur, moins... farceur, s'avise de parcourir entièrement l'un des cercles polaires. Aura-t-il fait le tour du globe ? En répétant cet exemple de proche en proche, on en arriverait à conclure que strictement le véritable tour de notre planète serait celui qui s'effectuerait sur son équateur.

Mais ne soyons pas si rigoristes, ce serait d'ailleurs l'être trop, et contentons-nous de dire que le véritable tour de la terre est l'itinéraire qui coupe tous les méridiens du globe en faisant effectuer un trajet au moins égal au périmètre de la sphère qu'est notre planète, soit 40 000 kilomètres.

Le parcours du tour de la terre le long de l'équateur terrestre est aujourd'hui presqu'impossible à réaliser car cet équateur traverse des contrées des plus inhospitalières ; en tout cas l'original qui, s'attachant en rigoriste à la définition absolue du tour de la terre, voudrait l'effectuer, ainsi, y mettrait un temps considérable. Mais on est en droit de se demander si le véritable tour de la terre, défini moins rigoureusement, parcourir au moins 40 000 kilomètres en allant toujours vers l'ouest, est réalisable pratiquement et, dans le cas de l'affirmative, en quel laps de temps minimum il est réalisable par le seul emploi des transports en commun aujourd'hui mis à la disposition du voyageur.

HEMISPHERE ORIENTAL OU DE L'ANCIEN MONDE
par J.-B. Bourguignon d'Anville, en 1761
La réponse est oui, et ce parcours de 40 000 kilomètres par Paris, Le Havre, New-York, San Francisco, Honolulu, Auckland, Sydney, Melbourne, Adélaïde, Mahé, Aden, Suez, Port-Saïd, Marseille et Paris, peut s'effectuer sans paquebots ni trains spéciaux en soixante-quinze jours. Il est d'ailleurs légèrement supérieur comme rapidité de parcours au premier des tours de la terre, celui qui se court en ce moment et qui n'a que 36 000 kilomètres de longueur, car ce dernier exige pour être exécuté par les mêmes procédés soixante-dix jours ce qui équivaut à une vitesse moyenne de 514 kilomètres par jour ou 21 kilomètres à l'heure, tandis que le second offre comme chiffres correspondants 536 et 22.

Une chose frappe en lisant ces chiffres ; c'est même en partie pour cela que nous les avons donnés. Eh quoi, dira-t-on, seulement 21 à 22 kilomètres à l'heure, alors que nos trains rapides atteignent des 60 à 80 kilomètres en marche moyenne, arrêts compris, et que nos transatlantiques filent des 20 à 25 noeuds (36 à 45 kilomètres à l'heure) ; on s'adresse donc à des moyens de locomotion « escargotiques » pour effectuer le tour de la terre !

Telle est cependant la rapidité que l'on ne saurait dépasser dans un tour du globe en employant les moyens de transport en commun, les indicateurs de chemin de fer et de navigation sont là pour le dire ; 21 à 22 kilomètres à l'heure en moyenne. Et il faut avouer qu'en effet c'est maigre, eu égard aux progrès de la science moderne. Aussitôt une pensée vient à l'esprit. Et si l'on utilisait sur les voies ferrées des trains spéciaux, marchant, eux, à la vitesse maxima possible aujourd'hui, si l'on franchissait les mers au moyen de grands yachts de course ou de rapides croiseurs, en combien de temps pourrait-on établir le record du tour de la terre ?

Le calcul est simple : par les deux voies plus haut indiquées on ferait ce tour du globe respectivement en seulement trente-cinq et trente-neuf jours. Et quand le Transsibérien sera entièrement terminé, permettant d'aller par voie ferrée, voie plus rapide que la voie maritime, du Havre à Wladivostock, quand les bateaux à turbine filant sans se gêner leurs 30 noeuds seront devenus, ce qui ne tardera guère, des moyens courants de locomotion, le tour de la terre pourra s'effectuer en seulement vingt-neuf jours.

VIANDE ANGLAISE
(Brève parue en 1852)
Il est généralement passé en proverbe que la qualité de la viande anglaise l'emporte de beaucoup sur la qualité de la viande française. Les touristes qui ont fait une rapide excursion de l'autre côté du détroit en sont revenus pleins d'admiration pour ces énormes pièces de boeuf qui, semblables à des montagnes, se dressent orgueilleusement sur le buffet des tavernes.

Les tranches de ces roast-beef, artistement coupées, minces à merveille, arrosées d'un jus abondant et richement coloré, sont, pendant un séjour de courte durée, l'objet d'un engouement traditionnel qui est ramené à de plus humbles proportions pour peu qu'on séjourne quelques semaines, et à plus forte raison quelques mois en Angleterre.

On finit, en effet, par reconnaître qu'en réalité la saveur et la succulence de la colossale pièce de viande britannique sont loin de l'emporter sur celles de notre petit rôti bourgeois. On finit par trouver qu'en Angleterre le boeuf, le mouton, le veau et le porc frais, ont un air de famille, une uniformité de saveur, et, pour ainsi dire, une nullité de parfum, qui découragent le gourmet. L'abondance de cette chair n'est pas une compensation de ce qui lui manque, et le palais leurré accuse bientôt les yeux de s'être trop fiés à l'apparence. Peut-il en être autrement lorsque tous les animaux sont engraissés artificiellement, après avoir été, pendant une longue suite de générations, préparés à se vite engraisser ?

Peut-il en être autrement lorsque l'animal est abattu avant d'être arrivé à son âge de maturité ? Une viande ainsi faite est nécessairement lymphatique ; elle sent la fabrique et la mécanique humaine ; elle ne peut être aussi succulente, aussi sapide que nos viandes françaises, provenant généralement d'animaux plus mûrs, plus faits, nourris d'herbage et de pacages. Nos animaux s'engraissent par un état de repos et un développement normal de santé à l'âge convenable pour que la chair ait acquis sa maturité. Les animaux anglais sont soumis, au contraire, à un régime qui leur donne la maladie de graisse à l'âge où ils devraient se développer en force selon les lois naturelles.

Ce n'est pas que l'on doive blâmer sous tous les rapports le système anglais ! Il tourne au profit de la classe la plus nombreuse. Si en France il y a d'excellente viande, il y en a aussi de détestable ; en Angleterre, elle est toujours et partout moyennement bonne. La maladie qu'on donne aux animaux a pour résultat de fabriquer à bon marché une chair suffisamment accomplie ; cette rapidité dans la fabrication de la chair, et cette précocité que les races montrent dans l'aptitude à l'engraissement, ne peuvent coexister avec une qualité supérieure ; mais au moins tout l'ensemble de la nation est bien nourri, et chaque homme peut consommer une quantité de viande.

Nous avons dit que cet excès de graisse développée dans le corps des bestiaux était une maladie. En effet, les animaux soumis au cruel bienfait de cette nourriture engraissante perdent les qualités morales qui les caractérisent, et revêtent, pour la plupart, des formes hideuses incompatibles avec leur distinction à l'état de nature. Là où la beauté manque régulièrement dans la forme, la santé est généralement altérée. On sent instinctivement qu'en principe le beau doit toujours être le frère du bon.

Des vendanges bien arrosées
Il était de coutume, dans mes chères Cévennes, de se rendre dans le Midi pour y faire les vendanges. Le mois de septembre était un peu saison morte. Les moissons étant terminées, la récolte de pommes de terre mise en cave, on attendait que les raisins mûrissent et que les châtaignes tombent. Tout cela, pas avant le mois d’octobre. Pour moi, c’était en quelque sorte l’occasion de prendre des vacances. Certes, le travail était pénible et nous étions plus ou moins bien logés. Il fallait, en plus du travail, faire la cuisine, et nous couchions dans la paille, enroulés dans une couverture. Mais lorsqu’on est jeune, tous ces petits inconvénients n’ont guère d’importance. Par contre, les soirées étaient pour moi et mes compagnons des moments inoubliables. C’était presque tous les jours un spectacle gratuit.

Parmi les vendangeurs, il y avait un certain nombre de vieux célibataires, qui venaient pour travailler, bien sûr, mais surtout pour faire une cure de vin. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls, des hommes mariés en faisaient bien autant. Le vin étant à volonté, ils en profitaient, surtout le soir, pour boire jusqu’à plus soif.

Il y avait un nommé ‘’Licante’’, c’était son surnom, bien entendu. Il pouvait avoir une soixantaine d’années. Le soir, au troisième verre, il ne tenait plus sur ses jambes. Alors, avec mon copain Kléber, nous étions obligés de le monter à la ‘’paillère’’ (c’était l’endroit où nous couchions, une dizaine d’hommes dans la même pièce). Pour y accéder, il fallait grimper un certain nombre de marches. Heureusement, il n’était pas bien lourd, et nous étions assez costauds. Ensuite, nous devions lui enlever ses chaussures. C’étaient d’anciennes bottines avec un tas de lacets. Alors, on l’allongeait sur le lit, nous faisions semblant de défaire les cordons, et chacun le tirant par un pied, nous tournions autour de la pièce pour tirer ses souliers. Le pauvre Licante, qui était complètement dans le cirage, rouspétait mollement. Alors, nous lui disions que c’étaient ses pieds qui avaient enflé, qu’il fallait qu’il soit patient. Enfin, au bout d’un quart d’heure, nous arrivions à le déchausser et il ne restait plus qu’à le rouler dans sa couverture où il ronflait jusqu’au matin. Bien sûr, le lendemain, il ne se souvenait de rien, et le manège recommençait à nouveau tous les soirs.

Il y avait aussi Marceau, plus jeune, mais tout autant ivrogne. Vers les onze heures du soir, il s’endormait sur la table. C’était Yvan, un autre copain, plus fort que nous, qui se chargeait de le monter tout seul à la paillère. Après l’avoir déchaussé, il le couchait à même la paille.Une nuit où tout ce petit monde dormait, j’entendis quelqu’un se lever et se diriger vers la fenêtre. Je reconnus Marceau, qui, ayant un petit besoin, croyait aller vers la porte pour se satisfaire. Sitôt après, me parvint le bruit d’un liquide qui tombait dans quelque chose. Yvan, qui dormait à mes côtés, s’était réveillé lui aussi, et je l’entendais rire comme un bossu. Il me dit: «Marceau est en train de remplir ses chaussures, il aura une belle surprise demain matin!» Il ne pensait pas que lui aussi avait rangé les siennes dans l’embrasure de la fenêtre. Le calme revenu, nous nous rendormîmes aussitôt. Au petit jour, le chef de colle sonna le réveil. J’étais en train de me vêtir lorsque j’entendis des hurlements et des jurons. C’était Yvan qui venait de mettre ses souliers, dont l’un était plein d’urine jusqu’au bord. Il se dirigea vers Marceau qui dormait encore, et je crois que sans notre intervention, il l’aurait massacré. Il ne décoléra pas de la journée, surtout qu’il était fier de ses chaussures en peau de porc, cousues main, et qui bien sûr étaient étanches.

Maurice, c’était différent. Il possédait une bonne ferme, avait une nombreuse famille et surtout une maîtresse femme. Il y avait plus souvent de l’eau à boire sur la table que du vin. Alors, lui aussi profitait des vendanges pour venir faire sa petite cure du bon jus de la treille. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, en parfaite santé et dur à l’ouvrage. Au départ de chez lui, il avait chaussé une paire de brodequins neufs venant tout droit de chez le cordonnier Rouvière. Sa femme lui avait tricoté plusieurs paires de chaussettes de fine laine pour la circonstance. Le soir, il n’avait pas besoin qu’on l’aide pour aller se coucher, car bien qu’il ait bu plusieurs litres de vin, il tenait bien droit sur ses jambes. Sitôt dans la chambre, il se roulait dans sa couverture sans enlever ni vêtements, ni chaussures. Ainsi, le lendemain matin, il était plus vite prêt pour se rendre au travail. Chaque semaine, il changeait de chemise, mais ne quitta jamais ses souliers pendant toute la saison. Heureusement que la pièce était grande, et qu’il couchait à l’opposé de notre ‘’coin des jeunes’’. C’est ainsi que, les vendanges terminées, il repartit chez lui. Je n’ose imaginer l’état de ses chaussettes lorsqu’il décida enfin de faire prendre l’air à ses pieds

Un tonneau qui avait des fuites
Un tonneau qui avait des fuites 
Emile était dit ‘’lou piot’’, c’est-à-dire le simple d’esprit. Pourquoi il avait écopé d’un tel sobriquet, je l’ignore et je m’en étonne, car en réalité, il était plus malin qu’il ne voulait le faire croire. Il avait même tiré le bon numéro: pendant que d’autres s’échinaient au travail pour joindre les deux bouts, lui se la coulait douce. Il habitait une petite ferme très isolée qui n’était accessible que par un sentier tortueux. Sa femme se rendait tous les jours au village, distant de deux kilomètres, pour aller travailler à la filature. Par la suite, ses filles, au nombre de trois, en firent autant.

Emile, qui au début s’occupait du jardin, en laissa petit à petit le soin aux femmes. Son principal passe-temps était de se rendre lui aussi au village pour avaler des ‘’canons’’. C’est ainsi qu’on appelait un verre de vin dans les bistrots de Sainte-Croix-Vallée-Française. Là, il se retrouvait avec des acolytes de son genre, qui se chargeaient à leur façon de gérer une partie de la paie que leurs compagnes gagnaient à l’usine. Il n’était jamais vraiment saoul et rentrait facilement à la maison. Il se trouvait plutôt entre deux vins comme on disait dans son entourage.

Ses filles, qui étaient travailleuses et sérieuses, profitaient de leurs congés pour aller faire les vendanges. L’une d’entre elles y fit la connaissance d’une brave garçon du Midi et très vite, ils décidèrent de se marier. La noce eut lieu dans la maison de la fille, comme c’était la coutume. Le père du marié, qui récoltait du bon vin, pensa en faire parvenir un fût de cinquante litres pour la cérémonie. Il avait choisi le meilleur, bien entendu. C’est par les cars Lafont que le tonneau arriva la veille de la noce à Sainte-Croix. Emile eut recours à un voisin qui possédait un mulet pour aller le chercher au village. Seulement, la route carrossable s’arrêtant à un kilomètre de la ferme, c’était à dos d’homme qu’il fallait acheminer le fût jusqu’à la maison. Comme je l’ai dit auparavant, le sentier était étroit et de plus grimpait fortement. Il y avait des côtes à plus de vingt pour cent. Mais Emile avait tout prévu. Deux ou trois copains étaient venus en renfort, pour donner un coup de main. Avant d’attaquer la montée, ils prirent soin de mettre un robinet au tonneau, et voulurent se rendre compte de la qualité du vin. Ils n’en revenaient pas; jamais ils n’avaient goûté pareil breuvage. C’était comme si le Bon Dieu leur coulait le long du gosier. Quelle différence avec l’âpre piquette que leur servait le bistroquet! Ils s’en servirent plusieurs verres avant de se mettre en route. Chaque cent mètres, ils se relayaient pour porter le fût, et à chaque fois, se passaient une petite tournée. Enfin, au bout de deux ou trois heures, ils arrivèrent à destination. Ils mirent le tonneau à la cave et le placèrent sur un socle, afin qu’il soit prêt pour le lendemain. Avant de se quitter, ils trinquèrent une dernière fois, ils l’avaient bien mérité.

Le jour suivant, le marié et toute la famille arrivèrent en voiture avant midi, pour la cérémonie qui avait lieu l’après-midi et le grand repas le soir à la ferme. Le père du garçon voulut se rendre compte de l’état du tonneau et voir si le vin s’était bien comporté pendant le trajet. Nous étions en plein été et il faisait très chaud. Il prit une bouteille et lorsqu’il ouvrit le robinet, il ne coula qu’un faible filet de vin. Pensant qu’il manquait de l’air, il voulut enlever la bonde, mais au moindre effort, le tonneau se soulevait avec. Alors, le père comprit ce qui c’était passé. Il était furieux et voulait repartir dans le Midi sur-le-champ. Sa famille arriva à le calmer, et il fallut avoir recours à un voisin, sérieux celui-là, qui fournit plusieurs bonbonnes de vin pour la fête.

Bien sûr, ce n’était pas la même marchandise. Il était du pays, fait avec du clinton, qui de plus n’était pas trop mûr. Et comme on dit dans ce cas-là, il fallait bien s’agripper à la table pour arriver à le boire.

Labourage et bon breuvage ne font pas pour autant bon ménage
Les Cévenols, en général, ont la réputation de ne pas bouder le travail. A l’époque dont je vous parle, c’était presque une nécessité de survie. Les familles étaient nombreuses, et beaucoup de fermes morcelées entre les enfants. Cela ne permettait pas aux habitants de se perfectionner, la majorité du travail se faisait encore à main d’homme.

Comme partout, il y avait cependant des exceptions. Il en allait ainsi d’un dénommé Albert, qui vivait seul, depuis la mort de ses parents, dans un petite ferme isolée. Il avait petit à petit perdu le courage qui l’animait lorsqu’il était jeune. Ses champs étaient en friche, et il ne s’occupait guère que de sa vigne et d’un bout de jardin. Par contre, il était souvent à la cave, pour contrôler le bon état de ses fûts de vin et voir s’il se mettait pas de toiles d’araignées après les robinets. Pour ces derniers, il n’y avait pas de danger; par contre, il n’en était pas de même pour les fuites. Les tonneaux sonnaient rapidement le creux.

Nous étions en période de guerre, en 1941 ou 1942, et les restrictions commençaient à se faire sentir, même chez nous en Lozère. Il se dit: «Si je faisais défricher un bout de terrain pour y semer du blé, cela me permettrait d’avoir un peu de grain pour faire du bon pain.» Car celui que nous procuraient les boulangers était pratiquement immangeable. Il alla voir un copain qui habitait une ferme voisine et qui possédait un mulet ainsi que le matériel pour labourer. Après de longues discussions autour d’un verre, le voisin promit de venir faire le travail au plus tôt. En effet, quelques jours plus tard, il arriva chez Albert, avec son attelage au complet. Il était huit heures du matin. Comme le champ se trouvait assez éloigné de la maison, ils décidèrent de déjeuner avant de se rendre au travail, ce qui paraissait logique. Tout en mangeant copieusement, ils discutèrent ferme, et les verres se vidaient les uns après les autres. Le temps passait vite, et lorsqu’ils se décidèrent à quitter la table, il était presque onze heures. Les deux compères se regardèrent, tout surpris, et, ayant réfléchi, se dirent qu’à peine arrivés au champ, il faudrait retourner pour le dîner. Surtout qu’il fallait le préparer, puisqu’il n’y avait pas de femme pour le faire. Alors, ils se mirent à faire la soupe, ainsi que la suite du repas. Ils mangeraient de bonne heure, pour aller au travail aussitôt après. Le temps de donner un peu de foin au mulet, qui était toujours attelé à la charrette, l’heure du repas arriva. Les grandes discussions reprirent de plus belle. Il y avait de quoi dire, à cette époque, les sujets de conversation ne manquaient pas. Entre les Allemands d’un côté et les maquisards de l’autre, il y en avait pour tous les goûts. Toutes ces paroles donnaient soif, et les bouteilles commençaient à s’aligner au bout de la table (vides, bien entendu). Quatre heures sonnaient à la pendule, quand soudain, ils se réveillèrent. Ils se levèrent d’un bond, mais les jambes étaient flasques, et les pauvres têtes semblaient prises dans un étau. Alors, ils se rassirent. Albert, au bout d’un moment, fit chauffer le café qu’ils avaient oublié de boire après le repas. D’un commun accord, ils décidèrent de remettre le labourage au lendemain. Le copain promit d’être là de bonne heure afin de terminer le travail à midi.Il se passa beaucoup de lendemains, mais le champ resta toujours en friche. Il l’est certainement encore, à l’heure où je vous parle.

A quel siècle appartient l'année 1800 ?
(Article paru au XIXe siècle) 
L'année 1800 est-elle la dernière année du dernier siècle (le dix-huitième), ou la première du siècle actuel (le dix-neuvième) ? Cette question a été résolue par notre célèbre astronome Arago, dans une de ses notices de l'Annuaire du Bureau des longitudes. Voici la réponse textuelle du savant secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, imprimée dans l'Annuaire de 1851.

« La question, bien examinée, revient à celle-ci : l'année qui figure dans une date est-elle l'année courante ou l'année passée ? Quand on écrit le 28 mars 1800, faut-il entendre qu'on est arrivé au 28 mars de l'année 1800, non encore révolue, ou bien que, depuis l'origine de notre ère, il s'est déjà écoulé 1800 années entières augmentées du mois de janvier, du mois de février et de 28 jours du mois de mars de l'année 1801 ?

Pour résoudre la question, il faut examiner comment on a compté à l'origine de notre ère, c'est-à-dire dans l'année supposée de la naissance de Jésus-Christ. Or, il est constant que cette année a été comptée 1, dès son commencement, de manière qu'en écrivant le 28 mars 1, on entendait le 28 mars de l'année 1 qui venait de commencer, et non pas une année révolue, plus le mois de janvier, le mois de février et 28 jours du mois de mars de l'année 2.

Il résulte de là, avec une entière évidence, que toute la journée entière du 31 décembre 1800 appartenaient au dix-huitième siècle ; que le dix-neuvième a seulement commencé le 1er janvier 1801. Cette date doit, en effet, se traduire ainsi : le premier jour de l'année 1801 commençant, et non 1801 années plus un jour de l'année 1802. »

Nous n'avons besoin de rien ajouter à la lucide démonstration d'Arago. Chacun, après l'avoir lue, comprendra que le siècle n'étant complet qu'à la fin du dernier jour de l'année qui complète cent, c'est cette année séculaire qui, pendant 99 ans, donne d'avance son nom au siècle :1800 est la dernière année du dix-huitième siècle ; c'est 1801 qui commence le dix-neuvième siècle.

 

 

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