PARLER DU VIN
ANTHOLOGIE
LE MANNEQUIN DE LA BOURBONNAISE
à Margon, près de Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir) - ( Article paru en 1859 )
C'était         aux temps des croisades. Un seigneur de Courcelles, château dont on         voit les ruines dans la commune Vichères (Eure-et-Loir), entraîné         par sa foi ardente, ceignit sa poitrine du signe des croisés, et         partit pour la terre sainte à la suite du comte du Perche, son suzerain. 
     
Il laissait derrière lui sa femme bien-aimée et sa fille Renée,         âgée à peine de seize printemps. Avant de partir, voulant         se réserver de choisir lui-même à sa fille l'époux         qui lui conviendrait, il fit promettre à sa femme de ne disposer         de la main de Renée qu'en faveur du chevalier porteur de l'anneau         paternel et du consentement scellé des armes de la maison de Courcelles.
Or deux chevaliers soupiraient pour la fille du croisé : c'étaient         le seigneur de Nogent et le sire de la Manordière château voisin         de celui de Courcelles. Ce dernier avait déjà offert précédemment         son c?ur à Marguerite des Radrets (Les Radrets : château situé         non loin de Mondoubleau, pendant quelque temps résidence de Racine),         châtelaine de Margon, qui l'avait accepté ; mais cet amant         volage, changeant tout à coup d'affection, s'éprit fortement         des charmes de l'héritière de Courcelles.
Les soins qu'elle lui prodigua dans le pansement d'une blessure qu'il reçut         en défendant le manoir qu'elle habitait ne firent qu'augmenter son         amour : ses soupirs furent entendus, et Renée lui permit d'aspirer         à sa main. Le sire de la Manordière confia le secret de son         c?ur à la dame de la Courcelles, qui, cédant aux v?ux de sa         fille, accueillit favorablement la demande de ce seigneur, mais en lui faisant         connaître les conditions imposées par son époux. 
On gardait alors une fidélité inviolable à ses promesses         : un seul moyen se présentait donc de hâter l'union des deux         amants, c'était d'envoyer un messager en Palestine vers le sire de         Courcelles, pour le prier de donner son consentement au mariage de Renée         avec le sire de la Manordière. C'est ce qu'on fit aussitôt,         et un ermite des environs partit pour la terre sainte, porteur des lettres         de la dame de Courcelles, où elle faisait le plus pompeux éloge         de celui qu'elle avait agréé.
Sur ces entrefaites, une lettre du croisé vint annoncer à         son épouse les plus brillants succès, avec l'espoir d'un prompt         retour. Pleine de joie, la dame de Courcelles voulut donner une fête         pour célébrer ces heureuses nouvelles. Un splendide festin         fut préparé à ce dessein ; au nombre des convives vinrent         les deux prétendants à la main de Renée ; la dame de         Margon y figura aussi, en sa qualité de châtelaine du voisinage.         Ayant vu par elle-même la trahison de son ancien amant, elle se promit         de venger son amour méprisé et de punir cruellement celui         qui l'avait délaissée.
Comme le sceau et l'anneau du sire de Courcelles lui étaient parfaitement         connus, elle réussit à trouver un artiste assez habile pour         contrefaire ces deux objets de manière qu'on ne pût reconnaître         la fraude. Munie de ces deux premiers instruments de sa vengeance, elle         fit ensuite écrire par son secrétaire un consentement comme         venant du sire de Courcelles. Ce consentement était adressé         au seigneur de Nogent, et voici la version que nous en ont laissée         les chroniqueurs : « Seigneur de Nogent, avant de quitter la vie,         j'ai voulu donner un époux à ma fille unique, et c'est vous         que j'ai choisi : allez annoncer cette nouvelle à ma famille, et         que la volonté d'un père mourant pour le Christ soit fidèlement         exécutée. Le pèlerin chargé de vous porter cette         lettre vous remettra aussi l'anneau sacré que m'ont transmis mes         aïeux, et que vous conserverez religieusement. »
A l'époque présumée où l'on attendait le retour         de l'ermite député par la dame de Courcelles, Marguerite des         Radrets choisit un de ses affidés, et après lui avoir donné         ses instructions et suggéré les réponses qu'il aurait         à faire si on l'interrogeait, elle l'envoya, travesti en anachorète,         porter le faux consentement revêtu du sceau de Courcelles, ainsi que         l'anneau contrefait, au rival du sire de la Manordière. Séduit         par cet artifice, le seigneur de Nogent court transporté de joie         au château de Courcelles, montre à la châtelaine le précieux         titre qui vient enfin combler ses voeux, et réclame la main de le         gente damoiselle. La perfide Marguerite avait si adroitement combiné         son stratagème qu'à la vue de l'anneau, de l'écriture         et du sceau, l'épouse du croisé et la malheureuse Renée         donnèrent complètement dans le piège. La volonté         d'un époux, d'un père, était si clairement exprimée         que, malgré leur répugnance, elles n'hésitèrent         pas à faire le sacrifice, l'une de ses sympathies, et l'autre de         son amour. Le seigneur de Nogent conduisit la désolée au pied         des autels, où fut consacré leur fatal hymen.
Cependant le sire de la Manodière, impatient de ne pas voir revenir         l'ermite député en Palestine, était parti lui-même         pour la terre sainte afin de hâter son bonheur. Il y avait rejoint         le sire de Courcelles et avait été assez heureux pour lui         sauver la vie dans un combat contre les infidèles. Ce service éminent,         joint à ses brillantes qualités, aux recommandations de son         épouse et aux v?ux de sa fille, avait déterminé le         croisé à remettre au preux paladin les témoignages         à l'accomplissement de ses désirs.
Le sire de la Manordière revenait en France, plein de joie et d'espérance,         lorsqu'à son arrivée il apprit que Renée était         unie à son rival et qu'il devait son malheur à la trame la         plus infernale. A son tour, il ne rêva plus que la vengeance ; tous         ses soupçons tombèrent sur son ancienne amante, et il la cita         à comparaître devant la cour judiciaire et souveraine du pays.         Les informations qu'il prit, le zèle surhumain qu'il mit à         poursuivre son ennemie, peut-être même quelques révélations         indiscrètes échappées à un amour cruellement         blessé, amenèrent contre l'accusée des charges si accablantes         que la vérité parut dans tout son jour.
Convaincus de la culpabilité de la perfide Marguerite, les juges         rendirent une sentence qui nous a été conservée. Elle         portait que l'auteur de ces faux serait d'abord pendue et étranglée,         traînée ensuite sur une claie, son cadavre brûlé         et son manoir livré aux flammes ; que ses prés seraient desséchés,         ses arbres arrachés, et tous ses biens confisqués au profit         du seigneur de Nogent, qui sortit de l'enquête pleinement justifié         ; enfin que pour perpétuer à travers les âges, jusqu'aux         générations les plus reculées, l'exécration         de la mémoire de la dame de Margon, on brûlerait, le 22 juin         de chaque année, en présence du peuple assemblé et         réuni au son des cloches, un mannequin ou effigie représentant         la châtelaine.
En effet, chaque année, au mois de juillet, le jour de notre-Dame         du Mont-Carmel, fête patronale de l'endroit, la petite commune de         Margon voit renouveler l'autodafé de la Bourbonnaise (c'est le nom         qu'on a donné, nous ne savons pourquoi, à ce mannequin représentant         la dame de Margon). Tous les enfants maudissent au passage l'infâme         châtelaine, en attendant avec impatience le moment où les flammes         viendront encore une fois faire justice de la coupable Marguerite.
   
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